Tout le jour nous avions médité sur les problèmes de la famille post-moderne. Le soir nous inclina à des réflexions plus ardues : Qu’est-ce qu’aimer ? Comment aimer ? Je me méfie depuis longtemps de ces prédications, irréelles à force de convoiter l’absolu : “Aimez autrui autant et plus que vous ! Servez-le ! Sacrifiez-vous pour lui !”. Si l’adolescent est totalement soumis aux parents, si les parents subissent patiemment l’insulte des enfants, si la mère se meurtrit en d’aveugles dévouements, il n’y a pas d’amour dans ces familles, dont on puisse se féliciter. Il y a l’abus et il fait des victimes. Cette gratuité de nos offrandes, ce désintéressement suprême réclamé à nos actes est peut-être la plus haute inspiration du christianisme, mais ils ont prêté à de lourdes équivoques. Le pauvre, le subalterne, l’opprimé et tout faible ont été priés d’accepter les misères imposées par le fort comme des instruments d’amour et de salut.
Pas d’amour sans réciprocité. Sinon la charité fait le jeu du brutal qui, face à tant de consentement, se voit même dispensé de faire effort pour sa suprématie. Cet amour inconsidéré se fait dévorer par ses conséquences (ou inconséquences) : peut-il, en effet, sans se détruire lui-même, aimer les propres négations de l’amour ?
“Tu aimeras ton prochain comme toi-même” s’adresse à toi, mais vaut aussi pour le prochain. En en faisant un commandement, Dieu en a fait une parole pour tous et l’a retiré aux irrégularités des désirs individuels. Le principe se corrompt s’il n’a qu’un adepte. Il parle donc au peuple.
La famille, qui est aussi un peuple, a besoin de cette règle. Il y faut des sentiments réciproques, des égards mutuels, une réponse aux diverses attentes, qui assureront, au sein de l’amour, l’équité. Nul n’est dispensé des devoirs ; sinon, ce n’est plus une famille, c’est une horde. Ainsi je m’explique dans le soir qui monte.
Alors, timidement, un homme se lève et, avec la plus tranquille des voix, expose que, chez lui, la réciprocité est abolie. Je ne sais quelle fatalité prive sa compagne de la faculté de “répondre”. Lui ne cesse pas de donner, sans attendre de recevoir. Son espérance est montée plus haut. C’est simple : l’amour demeure, et la prière le soutient.
J’aurais dû y penser. Si la réciprocité défaille, est-ce raison pour sortir du jeu ? Quelqu’un m’aurait-il posé pareille question, j’aurais sans doute répondu non, et qu’il fallait tenter de continuer comme si l’équité était respectée. Mais il y a des paroles qui sans doute préfèrent être dites par leurs véritables ouvriers. Seul le héros qui offre sa vie sans compensation, seul le saint peuvent parler ainsi ; ils sont eux-mêmes la chair et les os de leurs paroles. Et avec eux peut aussi parler ce sublime tricheur qu’est l’écrivain, parce que ses mots se lèvent en beauté, comme des êtres vivants : autre et non moindre incarnation de la parole.
Dans les évangiles, la loi et la grâce ne sont pas prononcées par la même voix. Les pharisiens disent la loi, et la grâce est dans la conversation de Jésus. Les premiers rallient les foules par cette discipline qui est raison, justice et obligation. Jésus séduit et effraie, parce que l’invisible, les visages humains et la conscience, dont il est le familier, introduisent à des choix d’une trop difficile liberté, c’est-à-dire à l’infini des offrandes.
L’homme qui s’est levé continue à parler, serein toujours, de ce désintéressement surnaturel et naturel : “Je donne sans recevoir.” Mais déjà je surprends l’ordre secret qui règle cette vie admirable : sa récompense, il la tient lui aussi. La vie l’a délivré des apparences. Sous un ciel nu, il essuie au visage le souffle de l’ultime réalité : la constance de Dieu et la fidélité de l’amour.
Il parle d’une voix douce, qui est aux antipodes de la loi qu’on récite. La grâce, en effet, se suggère dans l’ombre, dans le chuchotement d’une confidence.
Illustration : Late night hands, galerie Flickr de Christopher (CC).