“Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Quand le Seigneur exige de nous ce violent exercice, le prochain devrait nous aider en se faisant aimable. L’hiver, passe encore, le froid oblige à la rigueur. Avec les chandails, on enfile quelques bonnes manières. La vasoconstriction stimule l’esprit de discipline : la discrétion, l’élégance parfois, une certaine honnêteté et le sens des principes sont les effets conjugués de l’aquilon du travail et des habitudes. Mais les premiers beaux jours du printemps mettent chez beaucoup ces réflexes en déroute. De surveillance de soi, plus de trace.
Cela me donne envers le précepte des révoltes saisonnières. Je n’ai plus envie de faire l’effort, et le dis tout net : mon prochain, je l’aimerai quand il aura craché son chewing-gum, qu’il profèrera moins haut des propos moins vulgaires, qu’il sera décemment vêtu et que nous ne serons plus en vacances. Ce n’est pas qu’en vacances je donne congé aux commandements comme au bureau, mais c’est le prochain vacancier que je n’aime pas. Où sont passées les vertus septentrionales ? Est-ce de dépenser ostensiblement son argent ou la seule chaleur qui, tous usages abattus, les fait choir dans l’hébétude ? Je les regarde au restaurant, débraillés, poitrail découvert, ne sachant plus même se tenir assis. Exsudant, affalés, lourds de soleil et de kilomètres, toutes pores dilatées, ils s’étirent, baillent, s’empiffrent, sans s’apercevoir qu’ils coupent l’appétit à de plus délicats. La physiologie fauche ses droits à la politesse. Si encore ils étaient gais ! Mais leur béate satiété, leur rire même, et surtout le maussade silence que s’opposent les couples ne suggèrent qu’ennui et harassement.
Je me demande aussi comment on peut entrer dans une église à demi-nu. Même si l’on est incroyant, et je dirais, d’abord si l’on est incroyant : si les chrétiens ont cultivé des fables, ces pierres, témoins d’espérances déçues et de prières inconsolées, rendent l’homme encore plus digne de compassion et de respect. De surcroît, la plupart de nos dénudées ne font pas honneur au Créateur, leur embonpoint ne témoignant pas d’un travail très soigné. Que le ciel ne mérite pas la prime, c’est l’évidence. Quant à lancer des reproches par ces preuves indiscutables, c’est manquer de tact envers la Providence, de dignité envers soi.
De loin, l’homme est la créature la plus vulgaire, et le touriste nous le prouve jusqu’à l’accablement. Il y a des sites ingrats, des bêtes immondes. Mais nul n’en remet comme nos congénères. La visite d’un zoo est une promenade particulièrement humiliante. Discourons de la « grandeur de l’homme » à notre aise, mais évitons de nous comparer de trop près à nos frères inférieurs. A la marche traînante du bipède, le tigre oppose la superbe rythmique du pas animal. Il y a chez les bêtes une justesse et une sobriété dont l’humanité est principalement dépourvue les jours chômés. Quoi de plus navrant que ces braillements et ces quolibets envoyés de l’autre côté des grilles, en réponse de quoi le silence animal déploie sa hautaine philosophie ? Affligeantes ces singeries destinées à capter l’attention de l’ours, quand les yeux de ce prince en exil ne daignent pas s’abaisser vers ceux qui tentent vainement de l’exciter, car il n’y a pas de quoi en vérité…
Non, notre espèce ne se distingue pas. Seule exception à la règle : les petits enfants, encore rebelles au mauvais exemple qu’on leur donne, ne sont jamais vulgaire. Cela changera pour beaucoup d’entre eux. L’adolescence n’est pas, quoi qu’on dise, l’âge de la révolte, mais celui où peut-être par usure, l’enfant acquiesce à la vulgarité de l’adulte et s’y conforme. Mais tant qu’ils sont petits, ils ont des visages fraternels, et leurs yeux ouverts tout ronds vous scrutent avec insistance, au point que vous devenez honteux de n’être que vous, et de ne pas offrir à leur contentement une trompe d’éléphant ou une corne de rhinocéros.
Mon propos est dénué de charité, mais j’avais prévenu : suis-je inexcusable, quand, pour aimer, j’ai besoin d’un peu de goût ?