Jamais on n’a été aussi incapable de faire aucune véritable révolution. Parce que jamais aucun monde n’a autant manqué de fraîcheur.
— Charles Péguy
Péguy écrivait cela en 1905 à propos de la révolution sociale qu’il liait à la révolution morale et religieuse. Que dirait-il aujourd’hui où le manque de fraîcheur n’est plus seulement vécu, mais revendiqué ! Non contents d’être revenus de tout, nos contemporains se glorifient de leurs doutes. Ils sont fascinés par leur débâcle. Ils pratiquent une lucidité à sens unique, qui s’exerce sur les entraves et non sur les réussites, qui libère des engouements mais aussi des engagements. Ils sont lâches par conformité au néant. Ils hésitent à agir par crainte du ridicule.
Tout leur devient illusion, tant ils se gardent du leurre. Plutôt que de croire à une vérité qu’il importe de connaître, à un amour qu’il importe de servir, ils croient à l’erreur et au mensonge dont ils ne veulent pas être dupes. Ils préfèrent renoncer plutôt qu’être trompés. Par peur de courir des risques, ils font comme si la partie était perdue d’avance et s’installent dans un nihilisme railleur, une dérision boudeuse, une détresse désinvolte.
On objectera que c’est le fait d’une minorité d’intellectuels qui élabore la culture dominante, mais ne représente pas la masse des hommes. Celle-ci résiste à cette démoralisation, s’accroche ou fait retour à d’anciennes certitudes.
Mais justement, la régression comme réplique à la dissolution n’est pas un bon remède. L’une et l’autre s’entretiennent. Toutes deux trahissent le même dépérissement intérieur, le même vieillissement stérile. La solution est dans une redécouverte de la naïveté. Ce n’est pas pour rien que ce beau mot vient du mot nativité et qu’il exprime ce qui est neuf, originel, inentamé, confiant : le jaillissement créateur.
Dans sa version péjorative, le naïf est l’imbécile qui ne sait pas et qu’on berne aisément. Il reste à se demander si le malin qui ricane n’ignore pas ce que le naïf sait et si la lucidité de ce dernier ne porte pas plus loin que les obstacles qui le désarçonnent.
Comme toutes les créatures sorties des mains de Dieu, le naïf est appelé à souffrir. Il peut être conduit au martyre. Est-ce une raison pour, volant au secours du bourreau, préférer la déchéance à la naissance ?
On ne souligne pas assez non plus que si le naïf est celui qu’on trompe, lui ne trompe pas. Il se livre entièrement. Il accorde un total crédit.
C’est bien pourquoi, malgré les mécomptes, il obtient le maximum, à l’inverse du désabusé qui ne retire que des cendres.